Gabriella, dite Gaby, est une boule d’énergie. Avec son jean, ses baskets et sa queue de cheval, elle ne fait pas ses trente ans. Petite, charismatique, fermement campée sur ses jambes comme sur ses convictions, elle a déjà une solide expérience en matière d’agroécologie et ne rate pas une occasion de découvrir de nouvelles techniques.
Pas d’engrais chimiques, pas de pesticides, mais un tracteur : ses yeux brillent lorsqu’elle fait glisser la bâche qui protège la nouvelle acquisition de la famille, achetée à un éleveur de porcs en faillite. « On en rêvait depuis des années, confie-t-elle. Au prix normal, on n’aurait jamais pu le payer. Aucun de nous n’a de salaire (1) : on l’a payé grâce à notre travail, et on en est très fiers ! » Le grand-père maternel de Gaby possédait 25 hectares sur lesquels il cultivait essentiellement des oranges, qui sont encore la production phare de la région de Bella Vista, dans la province de Corrientes, au nord-est de l’Argentine. « Il avait l’un des plus beaux vergers de la région », assure la jeune femme.
Manioc et courges entre les rangs de citronniers
Les terres du grand-père ont ensuite été divisées entre ses enfants. Gabriella, sa sœur et leurs parents travaillent ensemble dix hectares et continuent à cultiver des agrumes : oranges, mandarines et citrons. Entre les rangs d’arbres fruitiers, ils plantent des patates douces, du manioc et des courges, en jouant sur les complémentarités entre les plantes. Dans les champs de haricots, quelques pieds de maïs repoussent le trips, un insecte qui mange les fleurs de haricots. Le maïs est transformé en farine ou consommé en salade, en mélange avec les haricots. Les différentes variétés de mandariniers, citronniers et orangers fournissent des fruits toute l’année et ont à leurs pieds une végétation foisonnante. De ci, de là, des haricots grimpent sur les agrumes. La famille a aussi introduit dans son verger des fruits de la passion, qui se mettent à l’abri du gel en grimpant dans les branchages des arbres fruitiers. La canne à sucre sert de haie entre les parcelles et fournit du fourrage pour les animaux. Des plantes natives poussent toutes seules et, si elles sont utiles, elles sont laissées sur place, comme ces légumineuses, au bord d’un champ de manioc, qui nourrissent le sol et dont les feuilles peuvent être consommées comme des épinards. D’autres plantes légumineuses sont semées pour apporter de l’azote à la terre et lutter contre les nématodes.
Généralement, les rotations de cultures suffisent à éloigner maladies et insectes. Elles sont indispensables car « la terre s’appauvrit rapidement », précise Gaby. Des méthodes naturelles sont toutefois testées pour prévenir les invasions. Des bouteilles sont ainsi suspendues aux branches des pêchers, remplies de vinaigre et d’alcool de pomme qui piègent les mouches et les chenilles. Cela permet de surveiller la quantité d’insectes « nuisibles » présents dans le verger.
L’école payée en nature
La famille élève aussi trois vaches, des chevaux et des poules. Nilda, la mère de Gaby, s’est souvenue de la boisson que préparait autrefois le grand-père pour sa consommation personnelle. Elle s’est lancée dans une petite production de vin d’orange qui remporte un vif succès, et ses deux filles expérimentent différentes sortes de liqueurs.
Les agrumes fournissent l’essentiel des produits commercialisés par la ferme. Légumes, céréales et animaux nourrissent d’abord la famille, et les excédents sont proposés sur le marché. La famille fait partie du groupe Tres Colonias qui regroupe une vingtaine de fermes de la zone, autour d’une démarche de commercialisation et de production en agro-écologie : vente sur les ferias (marchés locaux) et mise en place du premier système de garantie participative d’Argentine. La famille de Gaby vend également ses fruits à une coopérative de Buenos Aires spécialisée dans les produits de l’agro-écologie, qui lui garantit des prix stables toute l’année.
Gaby et l’un de ses frères ont fait leur scolarité dans une Efa (Escuela familial agricola), l’équivalent argentin des Maisons familiales rurales françaises, où les élèves sont internes et alternent une semaine d’école, avec une semaine de stage chez eux ou à l’extérieur. « Nous y avons appris à faire des confitures et des conserves dans l’huile et le vinaigre », indique Gaby. Les parents, Nilda et Victorio, payaient en nature la scolarité de leurs enfants – les produits qu’ils fournissaient servaient de matière première aux ateliers de transformation. Pour se rendre à l’école depuis la ferme, au bout d’un chemin de terre que les orages rendent régulièrement impraticable, il fallait parcourir 11 km à pied, 40 km en bus, puis à nouveau 6 km à pied ! Gaby complète régulièrement sa formation grâce aux échanges organisés par l’association Incupo (Institut de culture populaire) et s’est par exemple rendue au Brésil où elle a effectué plusieurs stages.
(1) Il arrive, dans les familles d’agriculteurs, que l’un des membres travaille à l’extérieur pour rapporter un salaire.