« Combien d'heures dormez-vous et priez-vous par jour ? Est-ce que vous tissez ? Combien de chansons traditionnelles connaissez-vous ? Ces quatre dernières semaines, avez-vous ressenti de la jalousie ? de la colère ? de la joie ? un sentiment de contentement ? Possédez-vous un réfrigérateur ? Voudriez-vous vivre dans une autre famille ? Que pensez-vous de la politique du gouvernement ? Avez-vous subi l'attaque d'animaux sauvages ? ».
Voici quelques-unes des 150 questions qui permettent au Bhoutan de mesurer le taux de bonheur national brut de sa population.
Après avoir étudié la vision du BNB pendant les trois jours de conférence internationale et avoir eu l'honneur de jeter des fleurs sur le roi, de lui offrir une écharpe blanche et d'échanger avec lui quelques mots, nous voilà partis en petits groupes dans 3 villages situés dans des régions très différentes du Bhoutan, avec une mission : nous faire une idée du BNB en action dans la vie quotidienne des habitants. D'un col à l'autre, les vallées se suivent et ne se ressemblent pas : ici nous sommes en tee-shirt sous un climat semi-tropical avec ses bananes et ses oranges, là nous côtoyons des troupeaux de yacks à 2900 mètres d'altitude, ailleurs encore, nous participons à la récolte du délicieux riz rouge qui compose la base des 3 repas quotidiens et frappons les gerbes de riz sur de grosses pierres pour en faire tomber les grains qui seront mis en sacs et remontés le soir à la maison à dos d'hommes et de femmes.
Ce qui nous frappe, c'est la réalité d'un pays qui commence tout juste à s'ouvrir à la modernité – l'électricité a été installée il y a moins de 5 ans dans certains villages – et qui vit à vitesse grand V le processus d'accès à la modernité technologique et à la consommation de masse que nous avons vécu chez nous sur plusieurs générations, avec son cortège d'effets négatifs : pollution, gestion des déchets, exode rural et éloignement de la nature, amenuisement du nombre d'agriculteurs, affaiblissement de la vie communautaire, industrialisation des habitudes alimentaires – ici les sachets de chips importés d'Inde ont remplacé les papayes et les bols de riz sur les autels d'offrandes rituelles. Si l'indice du bonheur a augmenté ces 5 dernières années au Bhoutan, c'est surtout sous l'angle des indicateurs de confort, au détriment des indicateurs de bien-être psychologique.
Aussi notre question n'est pas de décerner un « prix de bonheur » au Bhoutan mais de questionner notre propre modèle de développement et de nous servir de cette vision politique courageuse du BNB pour inspirer les transitions en cours. Nous repartons avec l'envie de porter haut devant les décideurs une vision du développement holistique, à long terme, et prenant en compte la dimension spirituelle, nécessaire au bien-être de tous et à un modèle de développement viable et harmonieux. Le Bhoutan porte politiquement cette vision et l'introduit de façon très volontariste dans les écoles, afin de « libérer les esprits des affres du matérialisme et de se préoccuper en profondeur des autres et de l'environnement naturel » (parole du Ministre de l'éducation affichée dans une école).
Forts de nos multiples et sérieux débriefings dans les halls d'hôtels, les cafés, les rizières, les aéroports et même dans un coin de l'avion, nous avons déjà commencé au sein de la délégation à réfléchir aux suites du projet aux quatre coins de France, Belgique, Brésil, Colombie et Asie. En ce 13 novembre où nous volons de Paro à Paris, porter une vision axée sur le bonheur national brut est plus que jamais d'actualité.
Laurence Druon, réseau richesses, CCFD 38 (Grenoble).