Matilde.jpgjournal LA CROIX du 9 avril 2013 - ENTRETIEN MATHILDE DUPRE, chargée de la lutte contre les paradis fiscaux au CCFD-Terre solidaire

PROPOS RECUEILLIS PAR 

Olivier Tallès

‣ Selon l’ONG française, l’argent qui s’échappe des économies du Sud, à la suite de l’évasion fiscale des multinationales, représente cinq fois le montant estimé par l’ONU pour éradiquer la faim dans le monde.


Quelles sont les conséquences des paradis fiscaux sur l’économie ?

Mathilde Dupré : Ce système parallèle de la finance internationale a pris une dimension considérable. La moitié des transactions financières et commerciales transitent aujourd’hui par une centaine de territoires qui présentent les caractéristiques de paradis fiscaux. Le premier impact de ce système est la perte des ressources fiscales pour les États. Il y a par conséquent un report de la charge fiscale sur les moins riches, les citoyens lambda ou encore les petites et moyennes entreprises qui supportent l’essentiel de l’impôt sur les sociétés.

Par ailleurs, les paradis fiscaux sont souvent des territoires dans lesquels les institutions financières développent ou dissimulent leurs activités risquées. Ils sont une source d’instabilité de l’économie mondiale. Enfin, l’utilisation massive de ces territoires par les multinationales déforme la représentation que l’on a de l’économie. Des indicateurs utilisés tous les jours par nos dirigeants politiques sont faussés. Un exemple : près de 70 % des investissements étrangers directs en Chine en 2009 provenaient des îles Vierges britanniques, de Singapour, de Hong Kong, des îles Caïmans et de l’île Maurice.

Quel lien établissez-vous entre paradis fiscaux, développement, et pauvreté ?

M. D. : On estime que 800 milliards d’euros s’échappent chaque année des pays en développement vers les paradis fiscaux, soit plus de dix fois ce qu’ils reçoivent en aide internationale. Pour les deux tiers, cette évasion concerne les entreprises internationales. L’État ne percevant que peu de recettes des multinationales, il taxe les produits de grande consommation. La part des recettes fiscales collectée sur la TVA dans les pays du Sud est souvent très élevée, au détriment des populations les plus pauvres.

Les paradis fiscaux, finalement, sont le creuset de toutes les inégalités. Car moins de recettes fiscales, ce sont aussi moins d’hôpitaux, de routes, d’écoles, de budgets sociaux… Des pays riches en pétrole, bois, mines ne parviennent pas à se développer du fait de l’évasion fiscale. Le CCFD a longtemps travaillé sur la dette, l’aide et d’autres mécanismes de solidarité internationale avant de se rendre compte que l’Afrique aurait pu rembourser sa dette sans la fuite de capitaux vers les paradis fiscaux. Bon nombre d’États ne dépendraient plus de l’aide s’ils pouvaient collecter toutes les recettes publiques auxquelles ils peuvent prétendre.

Quelles mesures concrètes défendez-vous ?

M. D. : Pendant longtemps, la question de l’évasion fiscale était considérée comme un problème spécifique aux pays en développement, du fait de la faiblesse de leur administration fiscale ou de la corruption. En réalité, nos règles ne sont plus adaptées à la réalité. Au Nord comme au Sud, les gouvernements éprouvent les plus grandes difficultés pour imposer leur contribuable sur la réalité de leur activité. Ce constat laisse espérer des réformes en profondeur. Cela passe par l’obligation de la transparence aux paradis fiscaux comme aux entreprises dans les pays où ils sont présents et dégagent des bénéfices. Il faut aussi réglementer le secteur des intermédiaires : les banques, les sociétés de conseil, les avocats, les fiscalistes qui guident les utilisateurs vers les paradis fiscaux. Obliger les banques, par exemple, à dévoiler la liste de leurs contribuables étrangers.

En l’absence de réels changements sur les règles du jeu, on risque de voir les pratiques de l’évasion fiscale se banaliser. Le Ghana a reçu ces dernières années des conseils d’une banque sur le thème « comment devenir un centre offshore ». Désormais, c’est le Kenya qui reçoit des délégations de la City de Londres venues enseigner les réformes nécessaires pour obtenir le statut de paradis fiscal.