En 2010 Adnan et Ervin etaient nos partenaires de Bosnie et Herzegovine qui témoignaient de leurs actions dans le cadre de la prévention et la résolution des conflits. (Article de la Croix du 19 juillet 2011)
25 ans à peine, Adnan Gavranovic est un jeune homme en- Agagé, militant ou « activiste de la paix » comme il aime se définir. Ce jour de début juillet, il nous reçoit décontracté en short et baskets, une sucette dans la bouche. Étudiant en économie, il dirige depuis un an le centre de jeunesse de la ville de Gornji Vakuf, en Bosnie centrale.
Avant la guerre de 1993-1995, Gornji Vakuf était une ville multi-ethnique où les relations entre les deux principales communautés (croate et bosniaque) étaient cordiales et quotidiennes. Aujourd’hui, Gornji Vakuf est devenu Gornji Vakuf-Uskoplje, une ville géographiquement divisée entre les Bosniaques d’un côté (Gornji Vakuf) et les Croates de l’autre (Uskoplje). Cette division a notamment été rendue possible par les échanges de maisons après la guerre, pour se retrouver du bon côté, entre soi. Au l des années, la ligne de front a laissé place à une frontière invisible mais bien réelle que les habitants ne traversent que rarement sans réticence ou bonne raison.
Dans ce paysage, le centre de jeunesse fait gure d’exception : il propose aux enfants des deux communautés diverses activités, jeux et formations. Ici, jeunes Croates et Bosniaques ont un endroit pour se rencontrer, discuter, partager des activités, créer des souvenirs et lier des amitiés… Autant de choses impossibles ailleurs, pas même à l’école : à Gornji Vakuf-Uskoplje comme dans une cinquantaine d’autres villes divisées de Bosnie, les élèves des di érentes communautés font classe à part : dans des écoles physiquement séparées pour le primaire ; dans un même établissement mais à des étages di érents dans le secondaire. « On ne se croise même pas », lâche Adnan dans un haussement d’épaules.
À 25 ans, il a l’âge d’avoir connu la guerre et de s’en souvenir. Il y a perdu sa mère. « Après tout ça, j’en voulais beaucoup aux Croates, je ne les regardais pas de manière très sympathique… Mais ici, au centre, j’ai appris à dépasser mes préjugés : j’ai pu rencontrer de jeunes Croates, discuter avec eux et constater que nous étions pareils, qu’eux aussi avaient sou ert de la guerre, qu’ils avaient eu peur… et que nous, les jeunes, nous ne sommes coupables de rien. Parler permet de faire tomber les préjugés. C’est la mission du centre, et c’est ce que j’essaie de transmettre aux jeunes comme directeur. »
Adnan fréquente ce centre depuis sa création tout à la n de la guerre ; il avait alors 9 ans et ne l’a plus quitté depuis. Il en fut tour à tour béné ciaire, volontaire, animateur, puis directeur adjoint et en n directeur.
« Ce centre a toujours été sa deuxième maison », se souvient Jasminka DrinoKirlic, directrice des lieux jusqu’à ce qu’elle passe le relais l’an dernier, soucieuse de « laisser la place aux jeunes » . « Ici, on o re un cadre privilégié à l’abri des violences extérieures, une ambiance di érente du reste de la ville. Adnan s’y est toujours senti protégé. Au l des années, il est devenu le symbole de ce que nous faisons ici et de notre réussite. Contrairement aux autres, partis se concentrer sur leurs études, il est resté et s’est engagé au quotidien. » Elle s’arrête quelques instants pour ré échir avant de conclure, souriante : « Non, ça ne m’étonne pas de lui (…). Il n’est pas directeur pour la position ou les responsabilités mais pour poursuivre la mission du centre à laquelle il adhère totalement. »
Pour faire face à ses nouvelles responsabilités, Adnan est entouré de toute une équipe et de Jasminka elle-même. « C’est vrai que j’avais quelques craintes au départ, reconnaît le jeune directeur. Mais je suis bien entouré et c’est comme ça que fonctionne le centre : en équipe. Je n’ai jamais à prendre de décision tout seul, par exemple. La di érence, c’est qu’avant je participais aux projets et que maintenant je les lance. »
Déterminé, il a rme avoir su qu’il s’engagerait au centre dès ses années de lycée, et n’a jamais fait marche arrière. Aujourd’hui encore, il préfère passer six heures par jour avec les jeunes, plutôt que de travailler son économie.« J’aime cet endroit, j’aime ces jeunes, je veux les aider comme on m’a aidé, leur transmettre mes connaissances. C’est ma manière à moi de m’impliquer et d’essayer de faire avancer les choses, ici. » Cela passe inévitablement par la réconciliation qu’Adnan souhaite mener à son échelle, peut-être la seule valable : « C’est vraiment important et même nécessaire… Je ne veux pas que l’Histoire se répète ni qu’une nouvelle génération grandisse dans la haine… Ici, on montre qu’il est possible de coopérer, de discuter, de devenir amis ; on essaie de donner l’exemple. J’espère que ces jeunes penseront di éremment, qu’ils rejetteront les nationalismes et que, peut-être, ils feront évoluer leurs proches. »
Trop jeune pour se souvenir du Gornji Vakuf multiethnique, il ne le connaît qu’à travers les récits de son père. « Il me raconte comment était la ville avant, que les gens vivaient ensemble sans se soucier de qui était quoi. Qu’on était amis et voisins avant tout… J’aimerais connaître cela moi aussi. J’ai envie d’y croire, mais ne suis pas sûr que cela arrive de sitôt. Il y a encore beaucoup à faire : les parents ne veulent pas que leurs enfants fréquentent des enfants de l’autre communauté. Ils ont peur et je peux le comprendre. Les blessures de la guerre ne sont pas refermées, c’est un travail de longue haleine. »
Adnan souligne ainsi l’une des limites au travail de réconciliation mené par le centre : les parents qui y envoient leurs enfants sont déjà sensibles au dialogue intercommunautaire et ne sont donc pas hostiles à l’idée de les voir passer du temps avec ceux de l’autre communauté.
De son côté, Adnan a rme comme une évidence avoir des amis « croates, serbes et même anglais ! » Il dit aussi ne jamais hésiter à sortir boire un café côté croate. Est-ce courant ? Non. Doit-il subir des regards hostiles ? Il préfère esquiver la réponse et se contente d’un laconique : « Quand on boit un café avec des amis, on se concentre sur eux, pas sur ce qui se passe autour », avant de changer de sujet.
Adnan a le visage juvénile et la décontraction propre aux grands adolescents : on pourrait facilement le confondre avec l’un des jeunes qu’il accueille. D’ailleurs, il fait souvent plus gure d’ami que de directeur, comme en témoigne la jeune Fikreta, 15 ans : « Quand il y a une bagarre ou qu’on doit parler de choses sérieuses, on a tendance à se tourner vers Jasminka qui a plus d’autorité. Mais on aime beaucoup Adnan, il est super ! Il est jeune, il a grandi ici, il a vécu tout ce qu’on vit… et tout cela permet de nous comprendre. »
Très impliqué dans la vie des jeunes dans sa commune et dans le pays, Adnan ne peut pas s’empêcher d’en vouloir aux hommes politiques, « bien plus occupés à garder leur place qu’à aider les jeunes » . Celui qui se dit « Bosnien » (citoyen de Bosnie) avant d’être « Bosniaque » (l’une des communautés qui composent la Bosnie avec, notamment, celles des Croates et des Serbes) pense parfois s’engager en politique, mais ne se reconnaît dans « aucun parti » . Quant à son avenir, à la n de ses études, « cela dépendra de la situation économique. J’aurai peut-être besoin d’accepter un travail qui ne me plaît pas, si tant est que j’en trouve un. Dans l’idéal, j’aimerais bien continuer à travailler avec les jeunes dans des ONG » . À Gornji Vakuf ? « Je ne dirai pas non à une ville plus grande, en Bosnie ou ailleurs en Europe ! »
Au fil des années, la ligne de front a laissé place à une frontière invisible mais bien réelle dans la ville.ÉCLAIRAGE À l’exception de quelques rares villes, le multiculturalisme n’existe plus en Bosnie
Un pays toujours marqué par le nettoyage ethnique
S. G.« e suis rentrée à Srebrenica (1) pour leur montrer qu’ils ont Jéchoué à nous éliminer et à nous faire partir », reconnaît la Bosniaque Sehida, revenue vivre il y a huit ans dans une ville dorénavant à majorité serbe. Sur les deux millions de déplacés et réfugiés provoqués par la guerre qui a ravagé la Bosnie après la chute du communisme et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, la moitié seraient rentrés chez eux, selon les chi res 2010 du Haut-Commissariat aux réfugiés. La vérité est parfois tout autre : parmi ces « retours », beaucoup ne sont revenus que pour échanger leur maison, la mettre en vente ou en location aux membres de la communauté désormais majoritaire. Même si elle n’est pas la seule, Sehida fait gure d’exception tant les vrais retours n’ont eu lieu, la plupart du temps, que dans des villes où le réfugié appartenait à la majorité. Seize ans après la n de la guerre, les retours n’ont donc par permis d’atténuer les conséquences du nettoyage ethnique.
Dans l’entité serbe de Bosnie, dans le nord et l’est du pays, la population serait aujourd’hui composée à 90 % de Serbes. À l’inverse, la capitale Sarajevo compterait aujourd’hui 80 % de Bosniaques, les Serbes ayant fui vers des territoires contrôlés par les leurs durant le con it. En n, dans la seconde entité du pays, la fédération croatomusulmane, Bosniaques et Croates vivent côte à côte mais rarement ensemble, et des villes comme Mostar ou Gornji Vakuf restent divisées géographiquement par des frontières invisibles.
Les derniers chi res o ciels remontent au recensement de 1991. C’était avant la guerre et les déplacements de population. Un nouveau décompte devrait avoir lieu cette année, mais rien n’est sûr car les députés ne parviennent pas à se mettre d’accord : les Serbes veulent inclure les questions ethniques dans le questionnaire, ce que refusent Bosniaques et Croates. Pour eux, dans l’état actuel des choses, cela risquerait de geler la situation et de sceller le nettoyage ethnique qui opéré durant la guerre.
Les derniers chi res o ciels remontent au recensement de 1991. C’était avant la guerre.(1) Ville de Bosnie-Herzégovine où furent massacrés, en juillet 1995, de 6 000 à 8 000 hommes et adolescents bosniaques (musulmans) par des unités de l’armée bosno-serbe commandée par le général Ratko Mladic. DEMAIN : Dominique-Marie Chanussot fait dialoguer les religions.
REPÈRES
LE CENTRE DE JEUNESSE DE GORNJI VAKUF–USKOPLJE
PHistorique : l’idée d’un centre de jeunesse ( Omladinski centar ) ouvert aux enfants et adolescents des deux communautés est née dès 1994, à la fin de la guerre à Gornji Vakuf. Créé en 1996, le centre est alors dirigé par Jasminka DrinoKirlic, jusqu’en 2010, date à laquelle Adnan Gavranovic lui succède.
PActivités : le centre est très actif, de l’organisation de colonies de vacances à la tenue de cours de langue (anglais ou allemand) ou d’informatique, ouverts à tous les enfants, quelle que soit leur communauté. Ils sont une trentaine à en profiter aujourd’hui, dont une petite majorité de Bosniaques. Le centre est financé par les projets auxquels il participe, les ONG internationales et la municipalité de Gornji Vakuf-Uskoplje.
PMissions : l’un des principaux objectifs du centre est d’encourager les jeunes à s’a rmer et à devenir des « activistes de la paix », loin des divisions communautaires et politiques de leur environnement et des préjugés qui peuvent circuler entre les di érentes communautés. Il s’agit aussi de favoriser la transmission du savoir et de l’expérience entre les plus âgés et les jeunes.