BRUNO LEVY POUR LA CROIX
Entretien croisé entre Guy Aurenche, président du CCFD-Terre solidaire, et François de Lacoste Lareymondie, vice-président de l’Association pour la Fondation de service politique.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que l’Église empiète sur la laïcité en intervenant dans le débat public ?  

François de Lacoste Lareymondie :  Comme élu local, je n’ai jamais rencontré de problème, même en face d’adversaires virulents. Les chrétiens, lorsqu’ils ont quelque chose à dire et qu’ils se comportent de façon cohérente, non en porteurs de pancartes, sont acceptés et même attendus.
En revanche, lorsque les évêques eux-mêmes s’expriment en tant que pasteurs, il s’opère comme un basculement dans les esprits. Aussitôt, des contestataires leur dénient le droit d’intervenir.
Pourquoi ? Sans doute parce que le statut de leur parole interpelle davantage, surtout quand ils se réfèrent à ces valeurs qui transcendent la politique et en constituent le fondement, celles que Benoît XVI a exprimées comme « principes non négociables » . Mais leur parole de pasteur est essentielle.

Guy Aurenche :  Je partage le même constat sur le terrain. À condition que notre participation aux débats soit fondée et compétente, elle est bien acceptée. Je constate même plutôt un appétit sur les questions du sens. C’est, selon moi, la manière qu’a l’Église catholique d’exprimer ses messages, ou la manière dont ils sont ressentis, qui expliquent certaines réactions négatives.
Deux expressions de Benoît XVI posent ainsi problème, même si pour ma part je les comprends très bien. Poser des « principes non négociables » , comme il l’a fait en 2006 devant un congrès du Parti populaire européen (1), se justifie pleinement à l’intérieur de la communauté catholique mais empêche d’ouvrir un débat avec l’extérieur. De même, lorsqu’il écrit dans son encyclique Caritas in veritate  qu’un « humanisme sans Dieu  n’est pas un véritable  humanisme » .
Je le rejoins sur le fond. Il ne s’agit pas de mettre son mouchoir dans sa poche, mais en posant d’emblée cette affirmation, on rate le vrai rendez-vous de la laïcité, celui du partage du sens.

Les catholiques pratiquants sont désormais très minoritaires au sein de la société. Quelles conséquences cela doit-il avoir sur leur discours? 

GA :  La perte par l’Église catholique de son pouvoir institutionnel me paraît plutôt une chance. Elle est ainsi devenue moins menaçante. D’autant que le fait d’être minoritaire ne m’interdit en rien de dire ce que je veux, à condition que je reste accueillant à la parole de l’autre, et que je n’utilise pas un jargon incompréhensible.
Lorsque les évêques parlent simplement, leur discours passe d’ailleurs très bien, mieux même parfois dans les milieux laïcs que catholiques comme au plus fort de la polémique sur l’accueil des Roms en France lorsqu’ils défendaient leur droit à une vie familiale normale…

FLL :  Je ne sais pas si le fait d’être minoritaire est une chance. En revanche, ne plus avoir d’intérêts temporels à défendre donne à l’Église une plus grande liberté de parole. À mon avis, deux exigences s’imposent au chrétien en politique : mettre en cohérence son discours et sa vie personnelle pour être crédible, et savoir s’adapter pour être entendu par son interlocuteur.
Parce qu’il est à la pointe du Magistère, il est normal que le pape déploie une anthropologie chrétienne. Les chrétiens, eux, sur le terrain, ont moins besoin de faire de la doctrine que de l’incarner dans leur vie et de manifester le bien en acte. Par exemple en aidant concrètement les femmes enceintes en difficulté pour leur montrer qu’il existe une autre option que l’avortement.

Avez-vous en tête un exemple de débat sur lequel des chrétiens ont trouvé le ton juste?  

FLL :  Le débat organisé au Parlement autour des lois de bioéthiques en est un. L’Église était attendue parce qu’elle est l’une des rares à pouvoir embrasser toute la palette des questions soulevées. Le débat a été piloté par Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes, avec compétence, et il a répondu totalement aux questions, même techniques.

GA :  Parmi les exemples d’interventions réussies, je citerais moi aussi la bioéthique, mais aussi tout ce qui est dit sur l’accueil de l’étranger, et les invitations répétées de l’Église à aller chercher les plus exclus des exclus.
La parole ratée, à mon avis, c’est celle sur la contraception : Dieu sait qu’il y a des choses à dire à ce sujet mais les valeurs de vie n’y ont pas été ressenties. En tant qu’avocat, je me suis souvent dit que si je n’avais pas été compris, c’est que je ne m’étais pas bien expliqué…
Le problème est effectivement celui de la justesse, de l’ajustement même de la parole d’Église aux besoins du monde. La réponse, c’est la rencontre de Jésus et de la Samaritaine, racontée par saint Jean dans son Évangile. Même s’il a bien saisi les ambiguïtés de sa situation personnelle, Jésus ne se fâche pas, discute, lui propose autre chose. La société est prête elle aussi à demander : « où vais-je trouver le sens de la vie ? »  

Mais nous, comment regardons-nous le monde ? En portant sur lui un jugement négatif ? 

FLL :  Je suis moi aussi très sensible à cet épisode de la Samaritaine, à cette manière très délicate avec laquelle Jésus met le doigt sur son problème matrimonial, et l’amène, avec douceur, fermeté, et beaucoup d’attention, à se poser la bonne question : quel est ton maître, autrement dit ton vrai Dieu ? C’est la pédagogie que nous avons à apprendre : être le plus enraciné possible, sans perdre la lumière reçue de l’Esprit Saint.

Comment considérez-vous le pluralisme des opinions politiques dans l’Église ? Est-ce une force ? 

FLL :  Nous sommes, en France, très tentés de faire de nos choix politiques des absolus alors que le plus souvent, dans une situation contingente, l’éventail des solutions acceptables est assez large.
Il est clair qu’il existe des lignes à ne pas franchir – que Benoît XVI qualifie de « non négociables » – mais ces lignes ne déterminent pas une politique. À l’intérieur de ces limites, dans la recherche du bien commun, l’action politique passe par des voies de compromis. Le pluralisme des opinions temporelles dans l’Église ne me choque pas.
Mais ceux qui, à partir de schémas idéologiques, en tirent des conséquences sur le fonctionnement de l’Église, se trompent. Lorsque nous nous engageons au service de nos concitoyens, comme élus, dans des ONG, des associations ou des cercles de réflexion, la sagesse est ce dont on a le plus besoin, non pas un « repli de l’intelligence »  vis-à-vis d’un monde qui passe, et qui n’est pas notre fin dernière, mais cette vertu qu’on appelle aussi « prudence » qui nous guide pour faire rayonner le Royaume de Dieu, en étant tendu vers la « bonne vie » .

GA :  Quant à moi, je dirais vive le pluralisme dans l’Église ! Le primat, c’est celui de la liberté de conscience éclairée, construit dans une communauté, et qui ne peut donc pas ne pas conduire au pluralisme.
J’observe d’ailleurs qu’un certain nombre de catholiques qui apostrophent le CCFD-Terre solidaire pour lui reprocher de « faire de la politique »  regrettent, en réalité, qu’il ne fasse pas la politique qu’eux-mêmes souhaitent. On utilise un argument théologique pour contourner le pluralisme ! C’est pourquoi le clivage entre « cathos de droite » et « cathos de gauche » me semble idiot et même dangereux. Un chrétien doit surtout analyser les programmes des différents candidats à l’aune de la solidarité qu’ils créent.
Mais, pour le reste, arrêtons les étiquettes ! J’ai vu passer un « manifeste des électeurs chrétiens ». Mais je me méfie de l’enfermement des chrétiens dans un seul système. Je préfère regarder les chrétiens qui sont électeurs et acceptent la confrontation.


(1) Ces « principes qui ne sont pas négociables » sont « la protection de la vie à toutes ses étapes », « la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille », et enfin « la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants ».
Propos recueillis par DOMINIQUE GREINER et ANNE-BENEDICTE HOFFNER