Journal LA CROIX du 12 mars 2014 - opinion Olivier Pinot De Villechenon, avocat honoraire et essayiste (1)
Dans sa récente exhortation apostolique « La joie de l’Évangile » le pape François dénonce « les idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière » (nos 56 et 202), « un système… où tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts d’un marché divinisé » (no 56).
Est-ce là une condamnation en règle de l’économie de marché ? Non, mais le pape sonne l’alarme. Il remet en cause, non pas l’économie de marché, mais la méconnaissance de ses limites, notre façon d’en faire un absolu et d’exclure l’éthique du domaine économique. Il nous « exhorte à la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de l’être humain » (no 58).
Répondre à cette exhortation exige de renoncer à certaines impasses intellectuelles et de faire preuve de créativité. En premier lieu, il est urgent de jeter aux orties l’affirmation d’Adam Smith, selon laquelle c’est en poursuivant son propre intérêt que chacun agit le plus efficacement pour l’intérêt général ; urgent donc que chacun accorde une place au bien commun dans chacun de ses choix : la production ne doit pas se donner pour seule finalité la recherche du plus grand gain ou du moindre coût, elle doit aussi rechercher la préservation des biens de la nature et l’épanouissement de la personne au travail.
En second lieu nous devons accepter que l’État, dans le respect du principe de subsidiarité, exerce son rôle naturel de régulation et d’orientation de la production vers le développement. Le simple jeu de l’offre et de la demande ne permet pas de résoudre le problème de l’épuisement des ressources naturelles, de la dégradation de l’environnement et des conditions de travail. Il ne permet pas non plus d’éradiquer le chômage, qui est une absence de création de richesses. Nous devons donc cesser de considérer le marché comme une puissance tutélaire autonome, dont il suffirait de découvrir et respecter les lois pour parvenir à l’optimum économique. Car le marché n’est rien d’autre que le résultat des décisions (plus ou moins bonnes) prises par l’ensemble des agents économiques (capitalistes, salariés représentants d’intérêts collectifs ou consommateurs).
La meilleure satisfaction des besoins ne résulte pas seulement de la réalisation d’un gain maximal, ni de l’utilisation que l’on fait d’un stock de monnaie : il faut encore que la qualité de la prestation fournie, ainsi que les conditions de travail et les modalités de la production, concourent elles-mêmes directement à répondre aux besoins ; il faut que l’acte de produire luimême intègre d’autres objectifs que la maximisation du gain.
Il importe également que l’obtention d’un gain soit la contrepartie d’une production augmentant l’offre de biens et de services. Cette dernière exigence conduit à proscrire la recherche de gains purement spéculatifs, qui ne sont pas la contrepartie de la mise sur le marché de biens et de services. Les gains retirés par la spéculation sur des produits financiers complexes, qui ne conservent qu’un lien ténu ou théorique avec l’économie réelle, ne concourent pas à une véritable création de richesse : ils ne servent qu’à accroître le pouvoir d’achat de leurs bénéficiaires, au détriment de celui d’autrui, sur une masse de biens et de services qui demeure inchangée.
Le marché libre se révèle d’autant plus efficient que chacun de ses acteurs inscrit ses choix dans la perspective du bien commun. Ne pourrions-nous imaginer d’offrir à l’activité économique des structures incitatives ? Par exemple de nouvelles formes de sociétés commerciales qui, sans négliger « le rôle pertinent du profit »,placeraient leur objet social dans un cadre élargi, incluant le respect des milieux naturel et humain, le soutien de l’emploi sur le sol national, l’épanouissement de la personne au travail, la juste répartition des profits distribués, et dont le statut fiscal attirerait l’investissement productif…
Seul l’emploi crée la richesse. La mobilisation des travailleurs et des investisseurs autour d’un projet d’entreprise n’est-elle pas le meilleur facteur de productivité ?
Il est urgent donc que chacun accorde une place au bien commun dans chacun de ses choix.
(1) dernier ouvrage paru : Libéralisme ou économie Libre ?, Éd. du Jubilé, 2012.