ENTRETIEN Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation Dans son dernier ouvrage, nourri de son expérience, le sociologue dénonce une « géopolitique de la faim », qu’il compare à une « destruction massive » d’une partie de l’humanité
"On peut briser démocratiquement la spéculation sur la faim" RECUEILLI PAR ANTOINE PEILLON - Publié dans LA CROIX du 18 novembre 2011Encore un livre terrible ! Vous n’êtes pas épuisé ?
Jean Ziegler : Non. J’étais premier rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation de l’ONU jusqu’en 2008. Maintenant, je suis vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Je ne suis donc plus en contact direct avec les chefs d’État. Je peux nommer les malfaisants ; je peux dire ce que je sais. Mon dernier livre (1) est nourri de ce combat-là et de récits, comme celui de ma confrontation avec le général Tanja, au Niger, en 2005, lequel me disait alors froidement : « Comment, monsieur, il n’y a pas de famine chez nous », alors qu’on ramassait les morts par dizaines dans les rues, parce qu’il était de mèche avec les marchands de grains qui stockaient pour spéculer. C’est une des rares fois où j’ai fait appel directement à Kofi Annan, lequel est venu avec CNN, NBC et la presse internationale. Et tout à coup, Tanja a été obligé de signer une demande d’aide humanitaire d’urgence… On a alors sûrement sauvé des milliers de gens.
Des souvenirs de succès, donc…
J. Z. : Non, pas seulement. Je peux dire aussi quand j’ai trahi les gens. Par exemple, au Guatemala, sur les côtes du Pacifique, les multinationales latifundiennes ont volé toutes les terres noires fertiles, et à 2 000 m d’altitude, vous avez les Mayas chassés de leurs territoires ancestraux : des femmes qui ont 30 ans, mais qui paraissent en avoir 90, des gosses qui ont des bras et des jambes comme des allumettes, des hommes qui n’ont plus de dents… Sur cette terre archi-fertile, 1,8 % de la population possède 67 % des terres et, dans tout le pays, 90 000 enfants de moins de 15 ans meurent de faim chaque année. Sur 10 millions d’habitants, cela fait beaucoup !
Pourquoi parlez-vous de « trahison » ?
J. Z. : J’arrive là-bas, chez les Mayas, sur leurs terres arides. Ils voient pour la première fois de leur vie les Toyota blancs et les drapeaux bleus de l’ONU. Je note leur situation et eux, évidemment, les yeux brillants d’espoir, se disent qu’enfin quelque chose va changer. Mais, lorsque j’ai présenté mon rapport et mes recommandations de réforme agraire à l’Assemblée générale des Nations unies, trois mois après, les Américains, les Australiens, l’Union européenne ont dit : possible… » Mes recommandations ont été balayées. Les grands propriétaires continuent donc d’élargir leur emprise sans cesse par l’emploi des pistoleros. Ils envoient des tueurs dans les villages et les gens fuient dans la montagne…
Quelle est l’ampleur, aujourd’hui, de la « destruction massive » par la faim ?
J. Z. : À cause de la faim structurelle, le World Food Report révèle qu’un enfant de moins de 10 ans meurt de faim toutes les cinq secondes dans le monde et que près d’un milliard de personnes sont gravement sous-alimentées. Pourtant, le même rapport dit que l’agriculture mondiale, avec ses forces de production actuelles, pourrait nourrir normalement 12 milliards de personnes, soit presque le double de l’humanité actuelle. Un enfant qui meurt de faim aujourd’hui est un enfant assassiné. Qui sont les responsables ? C’est peut-être complexe, mais ce sont d’abord les sept ou huit sociétés transcontinentales qui dominent le commerce mondial des aliments de base (maïs, riz et blés) qui couvrent 75 % de l’alimentation mondiale.
Comment expliquer la famine dramatique actuelle dans la Corne de l’Afrique ?
J. Z. : Ce qui se passe maintenant, au camp de Dadaab, au Kenya, ou à Ado, en Ogaden (Éthiopie), comme dans les 15 autres camps installés par les Nations unies dans les cinq pays de cette région, est un scandale. Le Programme alimentaire mondial (PAM), chargé par les Nations unies des actions d’urgence, y refuse, tous les jours, des centaines de familles, parce qu’il n’a pas les moyens de les nourrir. Le PAM a perdu pratiquement la moitié de son budget. En 2008, celui-ci s’élevait à 6 milliards de dollars ; il est de 3,2 milliards maintenant.
Pourtant, le marché des denrées alimentaires semble florissant.
J. Z. : Depuis la crise financière de 2008, les grands fonds d’investissement se sont repositionnés sur les Bourses de matières premières principalement agricoles et font des profits spéculatifs astronomiques sur le dos des affamés. La tonne de blé meunier est à 266 € maintenant, elle était à 110 € l’année dernière ; le maïs a augmenté de 93 %… Entre 2006 et 2010, les capitaux engagés sur les Bourses de matières premières agricoles ont augmenté de 2 300 % !
Alors, que faire, comment espérer la fin de la faim ?
J.Z. : Il n’y a pas de fatalité. Nous connaissons les mécanismes qui produisent ces drames et aussi les mesures qu’il faudrait prendre. Désormais, il y a des insurrections paysannes aux Philippines et en Afrique noire et ailleurs. Mais nous, dans les pays démocratiques, nous pourrions interdire, par nos lois, la spéculation sur la marchandise alimentaire vitale. On peut briser la spéculation sur la faim démocratiquement et immédiatement. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. J’ai tenu à clore mon dernier livre par un chapitre sur l’espérance. La résistance des peuples doit répondre à la vision mystique de Péguy qui en appelait toujours à « l’espérance, cette fleur de la création qui émerveille Dieu lui-même » .
( 1) Destruction massive, géopolitique de la faim , Seuil, 340 p., 20 €. SUR WWW.LA-CROIX.COM Retrouvez des compléments d’information et le message vidéo d’espérance de Jean Ziegler.