LA VIE :  Nous allons célébrer les cinq ans de Laudato si', en pleine crise sanitaire, sociale et économique. Peut-on dire que cette crise dramatique valide les grandes intuitions du pape François telles qu'il les a exprimées dans cette encyclique au travers de sa formule célèbre « tout est lié » ?

BRUNO-MARIE DUFFÉ. Considérons les trois intuitions originales de l'encyclique Laudato si'. 1 : « tout est connecté ». 2 : le « modèle technocratique », qui domine notre développement actuel, instrumentalise et épuise les ressources naturelles et humaines au-delà de toute limite. Nous avons besoin d'une nouvelle manière de penser le développement, qui valorise et protège la complémentarité entre tous les vivants. 3 : le « cri de la terre » est aussi le « cri des pauvres », qui nous appellent, l'un et l'autre, à une conversion morale pour une « écologie intégrale », c'est-à-dire une manière pacifique d'habiter la Terre et de partager les biens que nous avons reçus et produits... Nous pouvons dire en effet que ce cinquième anniversaire de l'encyclique du pape François, en contexte de pandémie de Covid-19, souligne les liens entre développement, santé et solidarité entre les vivants. Car le déficit immunitaire qui nous fragilise met en lumière la perte d'une harmonie avec les organismes naturels. Par ailleurs, nous faisons une nouvelle expérience de nos vulnérabilités, physiques aussi bien que sanitaires, et sans doute aussi politiques. Et nous nous rendons compte que nous sommes solidaires, aussi bien dans le malheur et dans l'épreuve que dans le soin et l'attention mutuels.

Quel est le lien entre la santé, l'écologie, l'économie et les droits de l'homme ? Pourquoi, fondamentalement, tout est-il lié ?

B.-M.D. Notre culture de la productivité intensive nous a conduits, au cours du siècle passé, à soumettre les ressources de la terre comme les capacités humaines à la loi de la rentabilité maximale et aux bénéfices rapides du court terme. La dictature des investissements, sans mesure ni évaluation, nous a menés à ce que François nomme « un développement qui tue ».

Nous avons vu, dans les pays dits « développés », des phénomènes de marginalisation et de précarité, des suicides au travail et des burn-out, des comportements violents, abusifs ou compensatoires, qui ne sont pas sans lien avec une perte de repères moraux et de raisons de vivre. Économie et santé qui n'avaient, semble-t-il, que peu de liens l'une par rapport à l'autre ­ dans notre manière de les penser ­ apparaissent désormais particulièrement liées. Pas d'économie sans santé : la santé, entendue comme équilibre entre la personne et son environnement, se révèle être la condition même de la relation d'échange et du travail. Mais on peut dire aussi : pas de santé sans considération des droits humains fondamentaux ­ éducation et accès aux moyens de santé, en particulier ­, respect de son corps et de ses relations, droit à la rencontre et au respect de ses convictions, droit à la participation citoyenne et au débat démocratique. Il est intéressant de rappeler que lorsque l'Église catholique publie sa première lettre encyclique qui fonde sa doctrine sociale contemporaine, elle affirme, parmi les premiers droits humains qui doivent être honorés, le t à un contrat de travail, mais aussi le droit à un juste salaire et le droit au repos (lire l'encyclique de Léon XIII, Rerum novarum, sur la condition des ouvriers, 1891).

Quel bilan faites-vous de la réception de l'encyclique Laudato si' dans l'Église catholique et dans le monde ?

B.-M.D. Il convient de le dire clairement : il y a eu et il y a encore un « phénomène Laudato si' » dans l'opinion publique, aussi bien que chez les penseurs et les décideurs de la vie collective. Cela tient au contexte particulier de l'année 2015. L'encyclique paraît en mai 2015, quelques mois avant la Cop 21 (décembre 2015) et ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'accord de Paris sur le climat. Cette période a été porteuse d'un immense espoir en matière d'écologie. La prise de conscience ­ cette « conscience universelle » à laquelle appelle le pape François ­ est en marche : il est possible de décider et de travailler ensemble pour « prendre soin » de notre planète et de notre univers « en souffrance ». Les pays les plus pauvres, dont certains voient monter le niveau de la mer et disparaître leur faune et leur flore, tendent les bras et appellent à l'aide. L'humanité est en danger. Nous pouvons et nous devons mettre en oeuvre un plan d'urgence écologique ­ comme nous parlons aujourd'hui d'un plan d'urgence sanitaire. L'encyclique Laudato si' participe à la réflexion et apporte des éléments fondamentaux pour appuyer les initiatives des décideurs politiques, des investisseurs et des acteurs de l'économie. Les initiatives d'échange et de dialogue se multiplient, à tous les niveaux de la société.
 On mesure les enjeux des nécessaires décisions financières comme des nouvelles technologies, respectueuses de l'environnement et permettant de maîtriser le réchauffement climatique. On se fixe la barre du fameux + 1,5 °C, qui doit nous obliger à réduire ce réchauffement par de nouvelles activités. On mise sur l'éducation et sur les pratiques de solidarité pour arriver ensemble à sauver notre « maison commune ». Les Cop qui ont suivi (Cop 23 et 24) ont malheureusement montré qu'un certain nombre d'États se désengagent rapidement, suivant le terrible exemple du gouvernement américain, pour maintenir un système économique centré sur ses propres intérêts et justifié par une idéologie protectionniste et bien souvent égoïste. L'encyclique est devenue pourtant le support de nombreuses initiatives citoyennes, en particulier de jeunes, sans toujours le soutien des États, mais avec une belle et forte conviction. Aujourd'hui, ce texte demeure d'une étonnante actualité, car il relie l'analyse et l'innovation, la vie économique et le débat politique, l'éducation et la spiritualité, selon l'approche pédagogique du « voirjuger-agir ». Nous pouvons dire que nous sommes en train de vivre une révolution de la pensée, de l'activité humaine et du rapport entre l'homme et la planète, entre l'individu et les autres. Il s'agit d'une révolution qui peut être aussi une réconciliation entre les dimensions du vivant et les relations entre les vivants.

Ce qui est frappant, c'est son écho au-delà du monde catholique...

B.-M.D. On peut dire que c'est sans doute la première encyclique présentée et débattue dans des cercles marqués par la laïcité et jusque-là plutôt distants à l'égard de l'enseignement social catholique. Même si parfois certains en reprenaient des thèmes majeurs : pensons au « principe de subsidiarité » qui en appelle, dès 1931 (au lendemain d'une crise financière emblématique), au respect des niveaux de responsabilité, dans la société comme dans les institutions. Il est par ailleurs frappant de constater les convergences de vues entre certains experts du climat ou du développement durable ou des témoins convaincus comme Nicolas Hulot avec les thèses défendues par le pape François. Tout cela caractérise un moment singulier de notre histoire contemporaine où les convictions se croisent et s'unissent d'une manière prometteuse, si, du moins, on veut bien innover et non pas seulement répéter le modèle du « toujours plus ».

« La prise de conscience à laquelle appelle le pape est en marche : il est possible de décider et de travailler ensemble pour "prendre soin" de notre planète et de notre univers "en souffrance". »

 

Dans le contexte de la crise du Covid-19, comment le pape envisage-t-il la mission de l'Église dans « le monde d'après » ?

B.-M.D. Cette manière de parler d'un « monde d'après » ­ après la crise du Covid-19 ­ appelle quelques précautions. Ce « monde d'après » est, de manière paradoxale, à la fois « le monde d'avant », avec nos références et notre expérience, notre mémoire et nos habitudes, et « un monde nouveau » que nous n'appréhendons pas encore clairement, car il sera nécessairement en rupture avec ce que nous connaissons et vivons actuellement. Qu'allons-nous garder de cette terrible expérience d'une épidémie mondiale inédite qui a touché la communauté humaine dans sa quasi-totalité ? On le sait, notre mémoire humaine est sélective : elle garde et elle oublie. Dans le rythme de l'information qui marque notre culture, on oublie très vite, parfois beaucoup trop vite. C'est ainsi que des drames humains sont effacés de nos écrans par d'autres informations, et les personnes elles-mêmes peuvent disparaître. Le saint-père est cet homme, seul, sur la place Saint-Pierre, le soir du Vendredi saint, qui veut n'oublier « aucun de ceux que le Père lui a confiés » ­ pour reprendre l'expression même du Christ quand il définit sa mission. Son attitude est avant tout celle du veilleur qui n'est insensible à aucune douleur humaine et qui veut dire aux soignants et aux acteurs de la solidarité qu'il se tient près d'eux. Vivant cette attitude d'une proximité humaine intense, il veut dire que tout homme peut devenir le frère et le soignant de son frère. La mission de l'Église est de se tenir « en écoute » et « en attention ». Mais elle a aussi une mission « prophétique », qui consiste à oser dire qu'une nouvelle histoire est possible. Le « monde d'après » sera le monde du partage, ou alors nous mourrons. Sur ce point, il importe de dire que nous vivons un moment favorable (le kairos dont parle saint Paul) : le moment du passage de la peur (de manquer) à l'être et au bien commun ­ un bien, sans doute limité, que nous mettrons en commun et qui nous sauvera du drame de la solitude, quand certains meurent de faim ou d'abandon.

L'écologie intégrale apparaît, du même coup, comme une nouvelle expérience d'humanité...

B.-M.D. La joie que nous trouvons dans le partage et la rencontre libère en nous de nouvelles énergies, intellectuelles, affectives, spirituelles et même économiques et politiques. Ce qui est évidemment redoutable, c'est la hantise de vouloir faire repartir au plus vite la machine en remettant à plus tard la question de savoir où nous voulons aller. Ce qui est dramatique, c'est de ne pas vouloir regarder en face les effets d'une crise qui peuvent laisser sur le bord de la route des milliers d'hommes et de femmes, abandonnés par un système qui ne voit que par l'objet et le profit immédiat. C'est en ce sens que le Dicastère pour le service du développement humain intégral a reçu, de la part du pape, une mission exigeante et, selon ses propres termes, « prophétique » : ouvrir des voies de réflexions et de propositions innovantes pour soutenir les acteurs de la vie collective dans ce contexte de crise. Cette action ne s'oppose pas à une action humanitaire mais la complète et lui donne son sens : il s'agit de prendre soin de la vie et de l'avenir de la vie. Les initiatives d'une économie locale, d'une nourriture de qualité et d'une écologie quotidienne qui nous fait redécouvrir la qualité de l'air, de l'eau, la beauté de la Terre et d'un regard, annoncent ce « monde d'après » qui est possible maintenant. Le pape François, qui est sensible aux peurs qui nous habitent tous ­ travailleurs, chômeurs, migrants, patrons d'entreprises, enseignants, soignants, pères et mères de famille... ­ veut offrir la force de l'espérance dans le Christ ressuscité, qui est passé de la mort à la vie pour nous entraîner vers une vie nouvelle.

Si tout est lié, quel pourrait être l'antidote au cercle vicieux que nous voyons émerger : crise sanitaire, puis crise économique et enfin crise sociale ?

B.-M.D. Si, comme vous l'évoquez, il y a un antidote à ces crises ­ écologique, économique, sociale et sanitaire ­ qui se succèdent et s'amplifient l'une l'autre, c'est dans la pensée que la mort n'a pas le dernier mot : notre foi est dans un homme qui est relevé de la mort et qui nous relève avec lui pour une vie nouvelle. « Si le Christ n'est pas ressuscité, notre foi est vide » (1 Corinthiens 12, 17).

LA VIE - INTERVIEW MARIE-LUCILE KUBACKI, À ROME'