Thomas Piketty   LE MONDE / 11 avril 2020 

Face à la crise sanitaire due au coronavirus, l’urgence est de créer une fiscalité plus juste afin de pouvoir mettre à contribution les plus riches et les grandes entreprises autant que nécessaire, estime l’économiste dans sa chronique au « Monde ».

La crise épidémique Covid-19 va-t-elle précipiter la fin de la mondialisation marchande et libérale et l’émergence d’un nouveau modèle de développement, plus équitable et plus durable ? C’est possible, mais rien n’est gagné.

A ce stade, l’urgence absolue est surtout de prendre la mesure de la crise en cours, et de tout faire pour éviter le pire, c’est-à-dire l’hécatombe de masse.

Rappelons les prédictions des modèles épidémiologiques. Sans intervention, le Covid-19 aurait pu causer la mort de quelque 40 millions de personnes dans le monde, dont 400 000 en France, soit environ 0,6 % de la population (plus de 7 milliards d’habitants dans le monde, près de 70 millions en France). Cela correspond quasiment à une année de mortalité supplémentaire (550 000 morts par an en France, 55 millions dans le monde).

En pratique, cela veut dire que pour les régions les plus touchées et au cours des mois les plus sombres le nombre de cercueils aurait pu être de cinq à dix fois plus élevé que d’ordinaire (ce que l’on a malheureusement commencé à voir dans certains clusters italiens).

D’immenses disparités

Aussi incertaines soient-elles, ce sont ces prédictions qui ont convaincu les gouvernements qu’il ne s’agissait pas d’une simple grippe, et qu’il fallait confiner d’urgence les populations.

Certes, personne ne sait très bien jusqu’où vont monter les pertes humaines (actuellement près de 100 000 morts dans le monde, dont presque 20 000 en Italie, 15 000 en Espagne et aux Etats-Unis et 13 000 en France), et jusqu’où elles auraient pu monter sans confinement.

Les épidémiologistes espèrent que l’on parvienne à diviser le bilan final par dix ou par vingt par rapport aux prévisions initiales, mais les incertitudes sont considérables. D’après le rapport publié par l’Imperial College le 27 mars, seule une politique massive de tests et d’isolement des personnes contaminées permettrait de réduire fortement les pertes. Autrement dit, le confinement ne suffira pas pour éviter le pire.

Le seul précédent historique auquel on puisse se raccrocher est celui de la grippe espagnole de 1918-1920, dont on sait maintenant qu’elle n’avait rien d’espagnole et qu’elle a causé près de 50 millions de morts dans le monde (environ 2 % de la population mondiale de l’époque). En exploitant les données d’état civil, les chercheurs ont montré que cette mortalité moyenne cachait d’immenses disparités : entre 0,5 % et 1 % aux Etats-Unis et en Europe, contre 3 % en Indonésie et en Afrique du Sud, et plus de 5 % en Inde.

Cette crise peut être l’occasion de réfléchir à une dotation sanitaire et éducative minimale pour tous les habitants de la planète

C’est cela qui devrait nous préoccuper : l’épidémie pourrait atteindre des sommets dans les pays pauvres, dont les systèmes de santé ne sont pas en état de faire face aux chocs, d’autant plus qu’ils ont subi les politiques d’austérité imposées par l’idéologie dominante des dernières décennies.

Le confinement appliqué dans des écosystèmes fragiles pourrait en outre se révéler totalement inadapté. En l’absence de revenu minimum, les plus pauvres devront vite ressortir chercher du travail, ce qui relancera l’épidémie. En Inde, le confinement a surtout consisté à chasser les ruraux et les migrants des villes, ce qui a conduit à des violences et des déplacements de masse, au risque d’aggraver la diffusion du virus. Pour éviter l’hécatombe, on a besoin de l’Etat social, pas de l’Etat carcéral.

Dans l’urgence, les dépenses sociales indispensables (santé, revenu minimum) ne pourront être financées que par l’emprunt et la monnaie.

En Afrique de l’Ouest, c’est l’occasion de repenser la nouvelle monnaie commune et de la mettre au service d’un projet de développement fondé sur l’investissement dans la jeunesse et les infrastructures (et non pas au service de la mobilité des capitaux des plus riches). Le tout devra s’appuyer sur une architecture démocratique et parlementaire plus réussie que l’opacité toujours en vigueur dans la zone euro (où l’on continue de s’égayer dans des réunions de ministres des finances à huis clos, avec la même inefficacité qu’au temps de la crise financière).

 

Une régulation mondiale

 

Très vite, ce nouvel Etat social demandera une fiscalité juste et un registre financier international, afin de pouvoir mettre à contribution les plus riches et les grandes entreprises autant que nécessaire.

Le régime actuel de libre circulation du capital, mis en place à partir des années 1980-1990 sous l’influence des pays riches (et singulièrement de l’Europe), favorise de facto l’évasion des milliardaires et des multinationales du monde entier. Il empêche les administrations fiscales fragiles des pays pauvres de développer un impôt juste et légitime, ce qui mine gravement la construction de l’Etat tout court.

Cette crise peut aussi être l’occasion de réfléchir à une dotation sanitaire et éducative minimale pour tous les habitants de la planète, financée par un droit universel de tous les pays sur une partie des recettes fiscales acquittées par les acteurs économiques les plus prospères : grandes entreprises, ménages à hauts revenus et patrimoines (par exemple au-delà de dix fois la moyenne mondiale, soit les 1 % les plus riches du monde).

Après tout, cette prospérité s’appuie sur un système économique mondial (et accessoirement sur l’exploitation effrénée des ressources naturelles et humaines planétaires depuis plusieurs siècles). Elle demande donc une régulation mondiale pour assurer sa soutenabilité sociale et écologique, avec notamment la mise en place d’une carte carbone permettant d’interdire les plus hautes émissions.

Il va de soi qu’une telle transformation exigera bien des remises en cause. Par exemple, Emmanuel Macron et Donald Trump sont-ils prêts à annuler les cadeaux fiscaux aux plus aisés de leur début de mandat ? La réponse dépendra de la mobilisation des oppositions autant que de leur propre camp. On peut être certain d’une chose : les grands bouleversements politico-idéologiques ne font que commencer.