L’éducation au développement est l’une des deux missions que s’est fixée le CCFD-Terre Solidaire à côté de l’appui aux partenaires du Sud et de l’Est. Comment l’a-t-il conduite pendant ces cinquante ans ? Une plongée dans les archives révèle des textes vieux d’un demi-siècle d’une modernité saisissante, des magazines pour enfants profondément marqués par leur époque, des rapports, des études... Puis les entretiens s’enchaînent : avec les pionnières et les pionniers, avec celles et ceux qui ont tenu les rênes à mi-parcours ou qui les tiennent aujourd’hui. Repérer les continuités, les virages, les difficultés, les succès... Peu à peu se dégagent les intuitions premières du CCFD et quelques-uns des cheminements qui lui ont permis de maintenir le cap.
« L’éducation au sens du développement » est devenue une priorité du CCFD dès 1966, quand les membres de la collégialité (voir article parge 17) choisirent de soutenir le développement, au-delà de la lutte contre la faim. « La collecte n’a de sens que dans la mesure où elle s’insère dans une action d’éducation de l’opinion », résume alors le délégué général Philippe Farine. Le CCFD semble s’être approprié très tôt une vision globale et politique du « mal développement » qu’il souhaite questionner via l’éducation au développement. Les exigences des partenaires du Sud contribueront à cette démarche. Ainsi dès 1965, l’évêque brésilien Dom Helder Camara, apôtre de la théologie de la libération insiste : « La première chose que vous ayez à faire pour que la Terre devienne habitable pour tous est de changer votre propre monde. »
« L’agir ici » apparaît alors indissociable de « l’éduquer ici », autrement dit inviter à la déconstruction des stéréotypes tout en prônant des relations avec les pays en développement basées sur le partenariat. C’est l’éducation populaire, dont l’ambition est de favoriser l’émergence d’acteurs de transformation sociale, qui jeta les bases pédagogiques de l’éducation au développement.
Interpeller, comprendre, agir
Quelques mouvements, en particulier ceux de l’Action catholique, en étaient déjà imprégnés et transmirent leur approche « interpeller, comprendre, agir » encore en vigueur au CCFD-Terre Solidaire. Puis les exilés latino-américains qui fuyaient les dictatures apportèrent le tonus de l’éducation populaire telle qu’elle a été conceptualisée par Paolo Freire.
Selon ce pédagogue cité dans Faim Développement d’octobre 1974, l’éducation doit être « La pratique de la liberté, par laquelle des hommes et des femmes développent une attitude critique et créative face à la réalité et découvrent la manière selon laquelle ils peuvent participer à la transformation de leur monde » (Pédagogie de l’opprimé. Paulo Freire, 1970).
Inspiré par cette approche dynamique du processus éducatif, Gabriel Arnaud, compagnon de route du CCFD, renchérit : « Il y a une étroite analogie entre le rapport pédagogique, le rapport du maître qui sait, à l’élève qui ne sait pas, le rapport de la génération d’âge mûr qui sait et la jeune génération qui ne sait pas et le rapport des peuples développés (qui savent) et des peuples sous-développés (qui ne savent pas). Entretenir un rapport de type mandarinal entre le maître et l’élève, entre la vieille génération et la jeune génération, c’est préparer des jeunes à reproduire ce type de rapport avec le tiers monde. »
De l’avant-garde au terrain : les résistances
Ces positions, très avant-gardistes, sont néanmoins difficiles à faire admettre sur le terrain. « Nous marchions sur des œufs, confie Jacky Fabre, secrétaire générale adjointe du CCFD à sa création. Il fallait tenir compte de l’incroyable diversité de la collégialité qui allait de la Croisade eucharistique à la Jeunesse ouvrière chrétienne (Joc). Porter la conviction pendant les campagnes de Carême que nous n’étions pas le modèle qui permettrait de sortir de toutes les pauvretés, n’était pas facile. L’approche caritative et le misérabilisme ont encore prévalu un temps. »
Les campagnes qui remettent plus radicalement en cause les acquis ou les comportements de chacun sont les plus délicates. En 1968 Philippe Farine interroge : « À quoi servirait-il de donner un chèque et de rejeter le travailleur étranger ? »
La campagne de 1973 qui clame : « La terre est à tous, développement, justice, liberté » provoque de nombreux remous. « Sur les questions de justice sociale et de répartition des richesses, on nous traitait volontiers de communistes, affirme Jacky Fabre. Certains, en particulier les propriétaires terriens, refusaient absolument cette idée d’une terre à tous. » Beaucoup plus tard, la campagne de 2005 « Roms, Gitans, Manouches, citoyens à part entière » en direction des jeunes se heurtera aussi à une forte résistance. « Des présidents de comités diocésains ont refusé de la faire vivre. C’était très nouveau de travailler directement sur le « ici ». Un chrétien doit avoir une parole engagée y compris lorsqu’elle va à contre-courant », témoigne Colette Marchal responsable du pôle Jeune de 2002 à 2006. « L’EAD est un projet politique de transformation personnel et social. Si éduquer consiste certes à transmettre un savoir, la difficulté est d’impulser un processus qui parte de la personne », estime le délégué général, Bernard Pinaud.
Les premières années, le CCFD ne produit pas d’outils spécifiques pour les enfants. Ce sont les magazines des mouvements d’Église constitutifs du CCFD qui relaient les campagnes que le Secours catholique apporte au pot commun : « les Kilomètres de Soleil », une proposition d’animations destinées aux 7-11 ans devenue aujourd’hui intermouvements à laquelle s’associe le CCFD-Terre Solidaire.
C’est en 1968 que le CCFD, appuyé par l’Action catholique des enfants (ACE), l’Enfance missionnaire ainsi que les Guides et Scouts de France, met en place sa première opération spécifique en direction des 11-15 ans, l’opération dite « Arc-en-ciel ». Le principe : faire découvrir aux adolescents un pays et les problèmes qui s’y posent à travers la vie des jeunes de leur âge et l’action d’associations locales, puis les inciter à participer à la collecte de carême d’une manière créative. Dans un souci de justesse, journaliste et photographe sont envoyés sur place.
Les jeunes sont incités à devenir des acteurs de l’éducation au développement
Une note de 1972 faisant le bilan des premières opérations souligne la nécessité de former les éducateurs et alerte sur certaines ambiguïtés : « Les sentiments humanitaires charitables qui se sont exprimés n’étaient pas dépourvus de paternalisme. »
Comment
solliciter la participation des plus jeunes en évitant qu’ils ne
développent un sentiment de supériorité ou, à l’inverse, un sentiment de
culpabilité ? « La question reste d’actualité, affirme Marie-Alice
Sarrazin déléguée de l’Enseignement catholique au CCFD-Terre Solidaire
et présidente de la commission Éducation au développement. Pour tout
projet de solidarité internationale, nous avançons sur
une ligne de crête. »
Évolution sémantique révélatrice : à la fin des années 1980, l’opération « Arc-en-ciel » donne lieu à des « Courses tiers monde » qui deviendront les « Courses Terre d’Avenir » en 1995, puis le « Défi Bouge ta planète » en 2004. Avec la désignation « Terre d’Avenir », la prise de conscience de l’interdépendance Nord-Sud et de la globalité des problèmes semble actée. Quant au « Défi Bouge ta planète », il permet de faire un pas de plus vers les fondamentaux de l’éducation populaire : les jeunes ne sont plus seulement considérés comme une cible de l’EAD mais incités à en devenir des acteurs et à transmettre en direction de leurs pairs.
Cette évolution s’inscrit dans un partenariat étroit avec les mouvements et services d’Église qui se retrouvent au sein de la commission EAD ou dans un groupe de travail outils. « La définition de la thématique et le choix des projets ont toujours été le fruit d’un consensus entre les départements du siège, les équipes locales et les mouvements de la collégialité, rappelle Colette Marchal. Ce processus, qui peut paraître lourd, est d’une richesse incroyable. » « La commission EAD est un lieu de dialogue très constructif », confirme Jérôme Cailleau, secrétaire nationale du Mouvement rural de jeunesse chrétienne (MRJC) et délégué de son mouvement au CCFD-Terre Solidaire.
Avec le début des années 1990, le CCFD met en place de nouvelles stratégies pour toucher l’opinion au-delà des cercles de l’Église. Le rassemblement « Terre d’Avenir » organisé en 1992 au Parc d’expositions du Bourget en est une première manifestation : 60 000 visiteurs en deux jours, 433 exposants, 103 partenaires du Sud et de l’Europe, 40 associations de migrants, 6 centres de recherche, 11 collectivités locales... « Ce fut une vaste opération d’EAD, se remémore François Anger, coordinateur de l’événement. Pour occuper ce lieu gigantesque, il fallait innover sur le plan pédagogique, trouver d’autres manières de communiquer. Ce souffle de créativité a irrigué l’EAD pendant plusieurs années. »
L’événement a aussi
contribué au décloisonnement entre les acteurs de la solidarité
internationale. Dans la foulée, le CCFD impulse le programme « Terre d’avenir »,
s’alliant avec des associations telles que Ritimo, Peuples solidaires,
Solidarité laïque, de manière à mutualiser les expériences en EAD. Le
programme s’impose comme interlocuteur des pouvoirs publics et débouche
en 2004 sur la création d’Éducasol : plate-forme française d’éducation
au développement et à la solidarité internationale fédérant une
trentaine d’associations. Dans ce même esprit d’ouverture, le CCFD
participe à de nombreuses campagnes interassociatives – l’Éthique sur
l’étiquette, la Semaine de la solidarité internationale, etc. – ce qui
renforce sa légitimité en dehors des paroisses.
Vers un fonctionnement plus ascendant ?
Depuis 1968, le CCFD ne cesse de produire des outils d’éducation au développement : reportages de presse écrite et reportages audiovisuels, expositions photos. Annulation de la dette, souveraineté alimentaire, sens du développement... À chaque année son thème et son dossier de fond qui apportent de la matière aux bénévoles pour organiser des expositions, des débats... L’objectif étant de les amener à s’engager sur le terrain afin qu’ils deviennent à leur tour des acteurs d’éducation au développement. Ils s’impliquent aussi dans des campagnes d’interpellation, à l’instar de la campagne « Liquidation totale » d’Éthique sur l’étiquette, pour l’amélioration des conditions de travail chez les fournisseurs textiles de la grande distribution. Des outils plus spécifiques (cartes postales, tracts, argumentaires...) leur permettent de mener ces actions de sensibilisation auprès du public, mais aussi d’interpeller les décideurs politiques et économiques locaux.
Pour les jeunes, des jeux, des cédéroms, des outils d’animations et des fiches adaptées pour les enseignants, essentiellement conçus en région par des bénévoles en lien avec le national. C’est le cas par exemple d’un P’tit livret avec cédérom sur les droits fondamentaux et l’Afrique du Sud, destiné aux enfants de cinq à onze ans, qui fut élaboré par Christine Chenu et Étienne Losay, des bénévoles de Champagne-Ardenne et de Normandie.
La direction de l’EAD s’aventure aussi dans les réseaux sociaux, notamment pour le « Défi Bouge ta planète ». « On expérimente, affirme le chargé de mission Pascal Jeanne. 80 % des moins de dix-huit ans sont sur Facebook. C’est un outil de diffusion énorme dont il serait dommage de se passer. »
Pour mobiliser, mais aussi rendre plus visibles les problématiques portées par le CCFD, les militants n’ont pas que des ressources numériques à proposer. À l’occasion de l’Action mondiale contre la pauvreté, le CCFD-Terre Solidaire organisait avec plusieurs associations un happening (évènement) où des personnes représentant les pays pauvres gisaient sur le parvis de la cathédrale de Strasbourg, tandis que trinquaient des dirigeants du G20 équipés de parachutes dorés (voir photo ci-contre).
Ailleurs, c’est le « Clan du Néon » qui intervient, éteignant la nuit les enseignes lumineuses pour protester contre la gabegie. Comment valoriser au mieux la créativité du réseau, des mouvements et des jeunes qui gravitent autour du CCFD ? « C’est la réflexion que nous menons actuellement, confie Pascal Vincens, directeur de l’EAD. Notre fonctionnement est sans doute trop pyramidal ». « Nous pensons qu’il faut davantage pousser les animateurs à s’interroger sur les objectifs et les publics visés que les former à des outils clés en mains », ajoute Bernard Pinaud.
On le voit, les questions qui traversent aujourd’hui le CCFD-Terre Solidaire font largement écho à celles qui ont nourri sa création.
Bénédicte Fiquet, pour les 50 ans du CCFD-Terre Solidaire.
Article originel paru en 2011 sur notre site national.