4 avril. Nous devions partir très tôt le matin visiter la communauté de Laterza Cue, à l’est du pays, là où les planteurs de soja sont les plus agressifs et se sont accaparé quasiment toutes les terres. 80 familles y vivent et cultivent depuis plus de 40 ans. Dès les années 70, le propriétaire des entreprises Ionnidis a acquis ces terres de manière frauduleuse et a commencé à en expulser les paysans. En 2004, les terres ont été déclarées d’intérêt social pour la réforme agraire, mais une autre entreprise liée à Ionnidis, la Bioenergy Corporation S.A, est parvenue cinq ans plus tard à faire déclarer inconstitutionnelle l’expropriation. Depuis, les paysans de Laterza Cue ont vu leurs champs labourés, leurs maisons rasées.

En 2014, ils ont fait le voyage jusqu’à Asunción, la capitale, et sont restés un mois devant l’institut national qui gère les terres, jusqu’à obtenir un accord avec le gouvernement. Sur les 3 000 hectares concernés, celui-ci leur en a attribué 500, avec la promesse de leur délivrer des titres de propriété. Mais cela fait plus d’un an et ils attendent toujours ces papiers, ainsi que la réalisation des promesses qui leur ont été faites de relier leur communauté au réseau d’électricité, de construire une route et une école. La plupart des communautés rurales ne peuvent quasiment pas se déplacer lorsqu’il pleut : les chemins de terre deviennent des bourbiers. Il est alors impossible de transporter les produits agricoles pour les vendre.
Finalement, nous ne pouvons pas nous rendre sur place car l’accès à la zone est en ce moment interdit par l’armée. Le recours aux militaires ou à des milices privées pour intimider les paysans qui s’opposent aux grands propriétaires est courant. A Laterza Cue, les tensions sont encore exacerbées par un conflit entre la communauté de 80 familles et des paysans sans terre qui lui disputent ses 500 hectares. Fernando, de l’association Decidamos, nous explique que les paysans de ce second groupe sont instrumentalisés par les producteurs de soja qui cherchent à diviser le mouvement.

Nous allons tout de même pouvoir rencontrer une partie de la communauté de Laterza Cue, qui a fait le déplacement pour participer à une manifestation nationale en faveur de l’agriculture paysanne. Nous allons donc les rejoindre : en fin de matinée, 40 Paraguayens, Brésiliens, Argentins, Chiliens et Français se fondent dans le flot de plusieurs milliers de paysans qui marchent vers la place de la independencia, à proximité du Congrès.
Ils revendiquent une meilleure considération pour l’agriculture paysanne, une amélioration de leurs conditions de vie, et l’annulation des dettes que certains ont contractées pour acheter des semences de sésame et de chia (une graine utilisée en boulangerie pour fabriquer des pains spéciaux), encouragés par le gouvernement qui leur avait assuré qu’il y aurait des débouchés. Pastor, un paysan de Laterza Cue, s’est endetté pour planter des chia, il y a 4 ou 5 ans. «Les trois premières années, les prix étaient bons, dit-il. Mais ensuite, les industriels en ont planté aussi et les prix ont dégringolé. Ils ont beaucoup de terres, des grandes machines… A côté, l’agriculture ne fait pas le poids. » Les paysans de Laterza Cue sont également déterminés à obtenir les titres pour leurs terres.

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Trois jours plus tard, nous passons la soirée avec les paysans. La place s’est transformée en lieu de vie. Des bâches sont tendues pour abriter les occupants en cas de pluie ; des matelas, des paillasses, des tissus, des cartons, des journaux sont disposés au sol pour dormir. Quelques barnums ont été montés. Des feux sont allumés sous les grandes marmites collectives où mijote le repas du soir. Partout, des ballots de vêtements, des bagages, des tas de manioc, des sacs de charbon… Des fils sont tendus pour étendre le linge, des hamacs suspendus entre les arbres et les monuments de la place. Sous la chaleur étouffante malgré la nuit tombée, beaucoup sont déjà étendus, d’autres cuisinent, discutent, font le ménage. Dans l’espace occupé par Laterza Cue, des hommes se relaient au chant et autour de deux guitares.
Une grande fontaine, vidée de son eau depuis longtemps, sert de terrain de jeu aux enfants et se transformera quelques heures plus tard en dortoir. Dans la rue qui sépare la place du bidonville voisin, où vivent les personnes qui ont dû quitter les berges du fleuve à cause des inondations, un filet de volley (très courant au Paraguay) a été tendu. Lydia, une femme de Laterza Cue, nous explique que les habitants des cabanes des bañados, à proximité, proposent aux paysans de se doucher en échange de 2 000 guaranis. « Les relations se passent bien. La plupart sont des gens pauvres, comme nous. Ceux qui ont de l’argent achètent ce qu’ils vendent. » Les habitants vendent par exemple de la glace qui permet de préparer le terere, une infusion froide d’herbe à maté et d’autres plantes, que les Paraguayens s’offrent mutuellement tout au long de la journée.

Règles collectives

Il y a sur la place un certain nombre de toilettes chimiques ; en revanche, l’eau est rare. En fin d’après-midi, nous avons vu des paysans remonter du fleuve où ils étaient allés se rafraichir, bien que l’eau soit très polluée par le déversement des eaux souillées. On compte une majorité d’hommes parmi les manifestants, la plupart des femmes étant restées au village avec les enfants, pour qu’ils continuent d’aller à l’école et ne soient pas exposés aux risques de répression. Des paysannes ont toutefois tenu à venir manifester.

Des règles de vie collectives ont été adoptées. L’alcool est interdit sur la place ; les conflits entre individus doivent se régler discrètement, si besoin avec la médiation d’une tierce personne. De l’autre côté des barrières qui encerclent la place, la police est là, veillant à ce que les paysans n’occupent pas les rues. « On ne les provoque pas, et on n’a pas eu de problème », résume Lydia. A la nuit tombée, quelques paysans munis de bâtons contrôlent les entrées dans le périmètre occupé. Ils savent qu’ils n’ont pas droit à l’erreur : le moindre incident pourrait servir de prétexte à de violentes répressions, des expulsions, des poursuites judiciaires… L’histoire du Paraguay est faite d’une série d’évènements douloureux au cours desquels les élites politiques et économiques ont montré tout leur mépris pour le « petit peuple » des villes et des campagnes. Face à la violence des inégalités sociales, le calme et la détermination des paysans rencontrés ce soir-là est frappante.

Lisa Giachino