Vivre une situation de l’intérieur et la ressentir

Michel Elias, vous avez travaillé pendant longtemps à ITECO ainsi que à la Fopes, à l’UCL, où vous avez été très actif dans l’incorporation de jeux et d’exercices pédagogiques au cœur des formations. Pourquoi faire appel à des jeux pédagogiques ?

Parmi les pédagogues, ceux qui affectionnent les méthodes actives ont souvent ajouté des jeux pédagogiques à leur arsenal didactique. Ce recours à des jeux est surtout efficace quand le groupe est disposé à sortir du rôle d’écoute et de consommation passive. Le groupe est alors constitué de participants, souvent des adultes, qui peuvent faire appel à leur propre expérience et qui acceptent de la partager aux autres membres du groupe. Un savoir se construit alors collectivement par la réflexion sur les expériences de chacun. Ce processus de formation collective et active est favorisé par le recours au jeu, notamment aux jeux de mise en situation.

Dans quel sens dit-on « jeux de mise en situation » ?

Les jeux de mise en situation permettent à un groupe de vivre une situation qui simule certains aspects de la réalité sociale. Les aspects de la réalité qui sont simulés et offerts à l’expérimentation des participants peuvent être économiques, politiques, culturels. Ce type d’exercice permet au groupe un accès à la connaissance qui soit non livresque, mais au contraire créative et vécue. Le groupe découvre en les vivant certains aspects du réel social. L’apprentissage par le jeu concrétise des options pédagogiques qui consistent à privilégier les méthodes actives, les processus inductifs et la dynamique de groupe. La pédagogie du jeu requiert que les participants soient prêts à sortir d’un rôle d’écoute passive et de consommation, à faire appel à leur propre expérience et à construire eux-mêmes et avec les autres un savoir issu de l’expérience et de l’action. Mais les dispositifs de formation par le jeu doivent obéir à un certain nombre de contraintes

Comment s’organise un jeu de mise en situation ?

Il comporte, en général, trois phases : une période d’explication des règles du jeu, de description de la situation simulée, une période de jeu et enfin une période d’analyse et de réflexion sur ce qui s’est passé dans le jeu et les rapports que l’on peut faire entre ce qu’on a expérimenté et la réalité sociale. Cette troisième phase peut se compléter par un apport de type théorique.

Quelles sont les conditions pour que ce type de pédagogie réussisse ?

Il est nécessaire que l’animateur vérifie avant la séance que l’exercice s’inscrive bien dans une logique de formation. Le jeu ne doit pas être ressenti par le groupe comme une récréation, une pause dans le déroulement de sa formation. Une explication s’impose sur le rôle attribué à l’outil à l’intérieur du processus d’apprentissage. Il faut veiller à expliquer au groupe que l’exercice est partie intégrante de la formation, qu’il s’agit d’une autre manière d’aborder un problème, de construire ensemble un savoir... Une phase délicate pour l’animateur sera d’arrêter le jeu pour passer à la phase d’analyse de ce qui s’y est passé. La plupart des groupes ont souvent envie de rester encore dans l’action, « que le jeu continue ». L’analyse exige d’arrêter les enjeux ludiques pour lesquels chacun s’est investi, de changer de paire de lunettes et de se regarder soi-même comme objet d’analyse. Inutile de dire que cette phase est essentielle ; c’est là que l’on vendange les enseignements et qu’on peut systématiser ce qu’on a vécu ensemble.

En quoi un animateur de jeu diffère-t-il d’un professeur ?

L’animateur vise à aider le groupe à prendre conscience de ses propres capacités à générer du savoir, à croire en ses capacités d’analyse. Le jeu va à contre-courant des pédagogies « descendantes » qui sont plus généralement répandues. Dans le jeu il n’y a pas de spécialiste, d’expert, de professeur. Le groupe va vivre une situation et de l’analyse de ce qu’il aura vécu va s’élaborer des contenus de connaissance. Si un exposé ex cathedra suit l’exercice, le groupe rattachera volontiers les concepts à son expérience récemment vécue et ces concepts nouveaux seront d’autant mieux compris et mémorisés.

Pourquoi insiste-t-on sur l’implication personnelle des participants ?

Il faut que les participants soient psychologiquement disposés à s’impliquer personnellement dans le jeu et surtout qu’un climat suffisant de confiance réciproque existe dans le groupe et entre les participants et les formateurs. Sans un minimum de sécurité, les personnes ne peuvent s’impliquer ni dans les exercices ni dans l’analyse qui suit la phase de jeu. Il est demandé au groupe d’être capable de se remémorer ce qui s’est passé dans le déroulement de l’exercice, se regarder agir avec suffisamment de recul pour tirer du jeu tous les enseignements potentiels qu’il recèle.

Y a-t-il d’autres types de jeux pédagogiques ?

On peut distinguer trois familles de jeux utilisés en formation : des jeux de transmission cognitive, des jeux de table et des jeux de mise en situation. Les jeux de transmission cognitive sont des jeux qui permettent de matérialiser visuellement des notions abstraites. Par exemple, la répartition de la population, de la richesse ou de la consommation d’énergie par continents. Population, richesse et énergie sont symbolisées par des objets qu’on répartit dans l’espace de la salle, espace divisé symboliquement en continents. Comme dans le jeu des chaises ; il en existe beaucoup d’autres, comme celui de Frères des hommes sur les Paysans sans terre au Brésil. Ces jeux permettent de sentir physiquement des réalités souvent très abstraites, on voit ce que représente des chiffres astronomiques, les réalités deviennent plus palpables. Ces jeux peuvent aussi prendre la forme de puzzle ou de trivial poursuite.

Et les jeux de table ?

Les jeux de table sont inspirés soit de jeux de cartes, tels que le Monopoly ou le jeu de l’oie. Il en est de même pour le jeu des mille bornes où chacun vise à atteindre une certain marque et en est empêché par ses adversaires qui lui dressent des obstacles. Souvent les joueurs, individuellement ou en équipes, avancent sur un parcours à l’aide de dés, ils progressent vers un but, ils rencontrent sur les cases des événements. Aux éléments de découverte cognitive s’ajoute ici une certaine excitation : « qui va gagner ? ». Les événements rencontrés au cours du jeu, souvent à l’aide de « cartes événements », reproduisent des épisodes de la réalité sociale. Une grande quantité d’informations et des prises de conscience peuvent passer ainsi dans l’esprit des joueurs. Ces deux premières familles sont illustratives de réalités sociales. Dans les jeux de mise en situation il s’agit de se mettre dans la peau des acteurs réels, de vivre une situation de l’intérieur, de la ressentir. Les jeux de mise en situation permettent à un groupe de vivre une situation qui simule certains aspects de la réalité sociale. C’est pourquoi on les appelle aussi “ jeux de simulation ”. Les aspects de la réalité qui sont simulés et offerts à l’expérimentation des participants peuvent être économiques, politiques, culturels, etc.

En cela, les jeux de simulation s’apparentent aux jeux de rôles, non ?

En effet. On explique au groupe dans quelle situation il est censé se trouver. Par exemple, dans le jeu de la petite boîte : « Vous êtes une communauté villageoise, vous avez telle décision à prendre, tel problème à résoudre ». Les participants agissent selon l’idée qu’ils se font de la réalité simulée... Ces jeux favorisent les expériences de négociation, l’expérimentation de la dynamique de groupe, des enjeux de pouvoir et de conflit entre acteurs...

A quoi servent-ils, au fait ?

Les jeux de mise en situation permettent, entre autres, de voir apparaître autour d’un problème différents positionnements. Si on joue par exemple le jeu des acteurs dans sa version sur la coopération internationale, on voit tout d’abord qu’il y a différents acteurs concernés par le problème : autorités locales, population de base, coopérants... On perçoit enfin que chacun de ces acteurs a ses intérêts catégoriels, ses points de vue sur le problème, ses perceptions des solutions... Suit alors une phase délicate de négociation des points de vue et des stratégies d’action. On comprend ici que ce qui est fondamentalement en cause, c’est un problème de communication interculturelle. Et la communication interculturelle consiste précisément à faire cette prise de conscience : différentes points de vue sont en présence et chacun d’eux a sa rationalité propre et sa légitimité. On convient généralement que réussir une communication interculturelle consiste à franchir trois étapes d’un processus qui s’appellent décentration, compréhension et négociation.

Que faut-il entendre par décentration ?

La décentration, c’est prendre conscience que mon point de vue est relatif, qu’il existe d’autres perceptions du problème. C’est savoir prendre distance par rapport à mes perceptions habituelles, me décentrer, apprendre à me regarder avec du recul en me distanciant de mes positions instinctives. C’est apprendre à décrire mes propres représentations comme un objet construit socialement.

Et par compréhension et négociation ?

La compréhension concerne ma capacité à saisir les représentations des autres acteurs en présence dans la situation, à leur accorder une valeur et une rationalité, à les percevoir et les décrire de mon mieux et de façon respectueuse. La négociation vient ensuite. Elle consiste à réussir une action commune avec l’autre différent, en tenant compte des deux étapes précédentes. Ces trois moments clés de la communication interculturelle sont à l’œuvre dans les jeux de mise en situation où apparaissent nécessairement les intérêts et les points de vue d’acteurs différents concernés par un enjeu. Tout le travail de l’animateur consistera alors à construire un dispositif collectif d’analyse du jeu où puisse apparaître et se systématiser ce matériel.

Facile à dire, pas facile à réussir...

Notre expérience d’animation nous indique cependant tout l’intérêt d’une telle démarche. Même si on peut souvent constater que les mises en situation produisent des remises en question de soi et parfois des angoisses, il est indubitable que ce qu’on a vécu et ce qu’on a analysé, on le retient. Le savoir issu de cette expérience analysée ensemble a un caractère plus efficace et plus stable que les savoirs communiqués ex cathedra. Prendre conscience d’être un acteur dans un champ social, exercer sa capacité de se décentrer par rapport à ses représentations naïves, s’ouvrir aux logiques de l’autre et négocier avec lui, voilà des compétences interculturelles importantes qui peuvent s’acquérir au cours de jeux pédagogiques adroitement animés.